« Si c'est un garçon, il sera voué au Seigneur. » Cette décision de ma grand-mère maternelle traça mon destin. Dès l'enfance, je fus ainsi consacré à Dieu. Et c'est sans surprise que je fus désigné parmi les enfants du village pour être formé au petit séminaire de Mossoul, tenu par les dominicains français. Lorsque je quittai la maison familiale, je pleurai amèrement... Des premières années de ma vie passée dans notre village de Karakosh, je me souviens des veillées où les plus anciens lisaient la Bible à voix haute. Je pense que c'est de là qu'est né mon amour de l'Écriture. J'ai également été marqué par le témoignage de mon père, une forte personnalité, critique envers l'Église et le parti, mais dont la générosité et le sens de l'accueil étaient unanimement reconnus. À son exemple, l'hospitalité et le sens de l'autre m'ont toujours tenu à cœur.
À 12 ans, je quittai mon village natal pour ne jamais y retourner qu'en vacances. Mes frères et sœurs, eux, y vivent toujours. Dieu seul sait pourquoi il m'emmena ailleurs. Au petit séminaire, j'appris la rigueur et l'obéissance. Enfants de villages pauvres, venant de milieux simples, les études étaient pour nous une chance. Mais l'éducation que nous donnaient les dominicains était sévère. J'éprouve néanmoins une grande reconnaissance envers eux. L'une des richesses de leur système résidait dans le fait d'accueillir à la fois des catholiques syriaques, dont je fais partie, et des chaldéens, originaires du Kurdistan. Sur le fond, étant tous chrétiens d'Orient, nous partagions la même foi. Nos langues, proches de l'araméen, étaient quasiment semblables. Mais nos coutumes étaient très différentes. Le séminaire, en nous formant ensemble, nous permit de nous connaître davantage et de nous apprécier réciproquement, même si cela ne se faisait pas toujours paisiblement.
À l'âge de 16 ans, je fus cependant saisi de doutes quant à ma vocation. J'avais été désigné par les hommes pour devenir prêtre, mais il me fallait comprendre qu'à travers eux c'était Dieu qui m'appelait. Après une période difficile de solitude intérieure, où j'envisageai de quitter le séminaire, je changeai subitement d'avis. Soudainement passionné par la vie de saint Dominique, je voulus moi aussi embrasser la vie religieuse. Je fus admis au grand séminaire, mais d'abord en vue d'être ordonné prêtre pour l'Irak. Les dominicains se refusaient à récupérer les vocations de ceux qu'ils formaient. C'est alors qu'arriva de l'école biblique de Jérusalem le père Vello Salo, un Estonien, qui réveilla en moi ce goût profond pour l'Écriture. Tous les matins, je me levais avant les autres pour lire la Bible. J'étais passionné. Et j'ai gardé cette passion jusqu'à aujourd'hui. Ordonné prêtre, je fus immédiatement nommé professeur au séminaire. Le week-end, je me rendais dans une petite ville proche de la frontière syrienne, où j'assurais la messe dominicale, visitais les familles et enseignais le catéchisme aux enfants. Là-bas, j'appris à vivre dans un dénuement total, au contact tant de chaldéens, de syriaques catholiques, de syriaques orthodoxes que d'Arméniens ayant survécu au génocide, soit toute la palette du christianisme irakien. Mon appel à devenir dominicain ayant mûri, après un an de service militaire, je pus finalement partir pour Strasbourg afin d'y faire mon noviciat. L'ordre des prêcheurs me donna cette joie de la liberté intérieure qui ne m'a jamais quitté. Je restais en France pendant plusieurs années, poursuivant mes études bibliques à l'Institut catholique de Paris. Ma soif d'apprendre ne s'étanchait pas... Mais voilà que la guerre Iran-Irak se déclencha et que les frères français là-bas avaient besoin d'aide. Je retournai donc à Mossoul, assurant le service d'aumônerie universitaire, reprenant l'enseignement théologique et la pastorale dans notre église qui ne désemplissait pas. Les temps étaient durs. Nous apprenions tous les jours la mort ou la disparition de personnes que nous connaissions. Refusant de parler politique à l'église, j'étais souvent mal compris. Certains de mes actes furent également mal perçus. Parmi eux, ma décision d'accueillir et de faire baptiser la fille naturelle de ma belle-sœur, dont le mari avait disparu au front. Les villageois imaginèrent que j'étais le père de l'enfant. Menacé par les islamistes, incompris par mes frères dominicains, je passai l'été 1989 en France. Et au terme de trois mois de vacances, je demandai au provincial de ne pas immédiatement retourner en Irak. Je commençai alors une thèse, qui fut suivie d'un doctorat en théologie, histoire et anthropologie, à Paris.
Une fois ma thèse soutenue, la première guerre du Golfe ayant éclaté, j'eus en moi le désir de rentrer au pays. Mais là, mes frères dominicains, qui n'avaient pas digéré leurs incompréhensions vis-à-vis de moi, me fermèrent leur porte. Après avoir essuyé plusieurs refus, j'atterris finalement, esseulé, à Beyrouth, pensant ainsi faire le pont entre l'Irak et la France. Je trouvai par chance un poste de professeur à l'université jésuite. Cela renouvela en moi la joie d'enseigner la Parole de Dieu, que je traduisais par ailleurs en arabe pour la Société biblique internationale. Mais je vivais dans la pauvreté et l'isolement et c'est là que commença ma descente aux enfers. Je priais tous les jours avec les psaumes, passant par tous les états d'âme, allant de la révolte intérieure au doute, de la désillusion à la confiance. Finalement accueilli par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, je leur proposai de contribuer à l'éducation des enfants qu'elles recueillaient, orphelins ou cas sociaux. Leur profonde souffrance me renvoya finalement à la mienne. Je réalisai alors, face à cette misère humaine, que mes diplômes ne servaient à rien. Je me mis à entourer ces pauvres petits du mieux que je pouvais. Ce temps fut pour moi extrêmement éprouvant. J'avais été touché au plus profond de moi-même. C'est ainsi que, de retour à Paris en 1996, ayant réintégré le couvent dominicain du boulevard La Tour-Maubourg, je m'inscrivis naturellement à une formation de psychothérapeute. Ce fut le début d'un long travail d'identification des blessures en moi. Je descendis dans mes propres eaux intérieures, pour en libérer les énergies les plus belles. Ce fut un chemin de guérison, qui se poursuit encore aujourd'hui. J'ai vécu comme une mort à moi-même pour parvenir finalement à la résurrection. Et cette maturation intérieure m'a toujours et de plus en plus renvoyé à la Bible, qui reste mon livre de chevet...
Dieu travaille en moi et m'accorde peu à peu d'ouvrir les yeux, comme s'il redonnait la vue à un aveugle. C'est avec beaucoup de pudeur que je m'adresse à Lui et que je m'approche de Lui, qui est « l'Innommable »... Plus libre intérieurement pour accompagner mes patients, j'essaie aujourd'hui de leur transmettre ce que j'ai reçu. Telle est ma joie. Mais mon rêve le plus fou, c'est de pouvoir un jour ouvrir un centre spirituel en Irak. Dieu seul sait quand cela sera possible...
Ephrem Azar